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Figure abstraite et composition

   
 

(Notes réordonnées à propos de la peinture abstraite, 1986 – 2016)

 

Dans les années 1980, la peinture abstraite nous semblait d’une importance relative et incertaine, tantôt un mode d’expression mineur peu exaltant, tantôt un territoire à explorer dont le langage promettait d’être si riche comparé à la composition musicale, que le peintre ne pouvait se dérober à la tâche d’en fouiller les possibilités. Qu’elle puisse constituer l’avenir de la peinture comme l’annonçaient les pionniers dans leur ardeur à convaincre, nous ne le pensions pas. Encore aujourd’hui, l’idée de sacrifier la figuration au profit de l’abstraction ou d’autres types de manifestations  nous apparaît comme un acte de trahison envers notre culture européenne, la négation d’un savoir subtile, une démission qui porte atteinte à la constitution de la conscience de soi à laquelle  les peintures contribuent d’une façon aussi précieuse que les récits ou les essais. Quand bien même les ressources de la figuration s’épuiseraient, des nuances d’ordre passionnel méritent d’être traitées plastiquement  et trouveront certainement encore dans l’avenir des modulations inédites. L’univers des formes recèle des possibilités pour autant qu’on veuille l’appréhender avec finesse et lui prêter l’attention nécessaire. L’abstraction n’est pas pour autant une mode passagère, elle nous imprègne de règles fondamentales dont on peut  avec intérêt saisir les forces, les apparences, les secrets. Aussi, sans débattre ici les notions de progrès et d’évolution, nous partirons de la constatation que la pensée se spécialise, qu’elle a dégagé une voie pour l’expression du beau. Abstraction et figuration ne sont pas exclusives, ces facultés peuvent coexister, collaborer ou requérir des développements séparés, au sein d’une culture, d’une époque, d’une personne. Conscients que l’abstraction n’était pas une nouveauté absolue, les pionniers tenaient à distinguer leurs ambitions des productions plus mécaniques et répétitives de la décoration, certains leur attribuant une portée régénératrice, une mission religieuse. Évitant de nous avancer sur des terrains flatteurs, nous nous bornerons à suggérer que le XXe siècle a développé une personnalisation  de l’abstraction. Encore que la musique et l’architecture sont déjà depuis longtemps des formes personnelles de l’abstraction. En cette matière ne faut-il pas convenir que le terme personnel est plus proche d’unique que de tempérament ? Il n’y a pas de réponse simple à cette question car l’abstraction peut se charger d’émotions mais ne nous oblige pas à les identifier ; les émotions sont liées aux formes, à ce que les formes suggèrent, jamais à des personnes. Quelques réussites majeures parmi lesquelles celles de Kandinsky, Trait blanc, 1920, Sur blanc, 1923, Brun obscur, 1924, Accents opposés, 1924, Accent en rose, 1926, Jaune, rouge, bleu, 1927, Deux points verts, 1933, Développement en brun, 1933, Contraste accompagné, 1935, tout à fait convaincantes, prouvent que la spécificité du domaine est acquise, qu’elle est légitime. Quoique leur rareté puisse être décourageante et que l’absence de repères constitue des difficultés, renoncer à l’aventure est prématuré, et c’est encore dans les lents commencements de la musique que l’on peut puiser la détermination lorsque l’on est face aux échecs ou parallysé par les doutes récurrents. À l’évidence le peintre russe y faisait allusion lorsqu’il affirmait que la peinture abstraite était « à son balbutiement ». Couleurs et sons ont souvent été comparés, le concept d’harmonie est commun aux deux domaines, en revanche peu d’investigations portent sur des ressemblances possibles dans les principes de construction des formes. L’art abstrait ayant été défini comme le rejet de la figuration, le sens abstrait du terme figure a été négligé. Or la figure se distingue, elle est reconnaissable, elle réunit des caractéristiques ou des caractères remarquables par leur force, leur originalité, leur élégance. Sans espérer jamais atteindre le retentissement émotionnel de la musique, nous croyons pouvoir reconnaître dans l’organisation des sons des similitudes susceptibles de s’appliquer aux couleurs et aux figures abstraites, des jeux de cohérence, de logique interne qui permettent de guider l’invention. Faute de pouvoir les articuler en règles dont l’application méthodique apparaîtrait immédiatement dérisoire, nous avons réduit nos observations à des unités et les avons réordonnées sous forme de liste numérotée. Cette présentation est inhabituelle, mais nous n’en avons pas de meilleure. Elle aura pour atout d’insister sur l’indépendance des variables et leur ressort combinatoire. Quant au jugement, s’il apparaît fascinant dans un premier abord de vouloir décrire comment il dose les diverses composantes de l’art, pourquoi un agencement de formes séduit plutôt qu’un autre, l’exercice bute rapidement sur des impondérables, des descriptions rébarbatives et finalement contreproductrices. Le lieu de rencontre des sensibilités, des choix, des jugements est précisément l’œuvre. Celle-ci constitue une preuve.      

1.          Les sources susceptibles d’alimenter la peinture abstraite sont multiples, découvertes depuis une lointaine antiquité, affinées au cours du temps et des échanges : la géométrie, le symbolisme, le rythme, la vivacité de la calligraphie, la science des couleurs, le clair-obscur, la combinatoire, la composition musicale, pour citer les plus marquantes.

2.          Les formes géométriques restent éternellement valables. Lorsqu’elles bénéficient d’une dimension imposante, d’une qualité de matière, pyramides, colonnes, stèles, dômes, rosaces, frises, vitraux, signes Pi en jade, plats en céramique, leur force est incomparable, toutes les civilisations ont misé sur elles. Mais leur nombre étant limité, le besoin d’innover demande de nourrir l’intérieur de la forme, de la remplir avec de l’irrégulier, du mouvement, de l’imprévu, de la combiner à d’autres formes, de l’interrompre, la briser, exercer sur elle une tension sans trop la défigurer afin d’en conserver le pouvoir.

3.          La peinture de chevalet ne pourra pas miser sur la dimension ni sur l’impact d’une œuvre in situ. Lui échappe le caractère enveloppant de l’architecture, la sensation du corps dans l’espace et le symbolisme qui lui est associé. Lourdeur, légèreté, prédominance horizontale ou verticale, surplomb des coupoles et des voûtes, séparation par des colonnes, enchaînement par des baies, ces effets tentent la peinture abstraite qui ne pourra trouver que des simulations à deux dimensions.

4.          Le rythme est une géométrie temporelle, il s’exerce sur les éléments de l’architecture, des ornements géométriques ou naturels, frises de feuillages et d’animaux, théories de personnages. Il peut aussi s’emparer de figures abstraites complètement inventées. La répétition est d’emblée sélection et agent du rythme, elle requiert un minimum d’espace. À l’étroit dans la peinture de chevalet, elle peut toutefois exercer des impulsions locales. L’arrivée de l’image numérique et son exposition dans le temps sont susceptibles de changer la donne.

5.          Des lois sont communes à l'abstraction et à la figuration. Les grandes rosaces de l'art roman, lorsqu'elles sont tangentes aux bordures de l’encadrement ou de frises - et tant pis si, vues en contre-plongée elles sont entamées par une corniche en relief -, exercent contre l’encadrement une tension qui les rend plus puissantes que lorsqu'elles sont aérées et éloignées des bordures. De même les saints debout touchant le cadre ont davantage de prestance que flottant dans le vide. Plus généralement, il y a des ressources dans les points d'inflexion, les changements de direction, les rencontres entre poussées contraires et inégales.

6.          Nombre de trouvailles dans la peinture figurative relèvent de l’abstraction et peuvent être reprises dans la peinture abstraite, rapports plastiques, jeu des couleurs, éclairage, matière nacrée de l’huile.

7.          Reste la question lancinante : ces performances auront-elles une portée équivalente, une fois débarrassées de leur liaison avec les émotions humaines ? Lorsque l’on se perd dans la contemplation d’un détail de vêtement, on reste en même temps imprégné des émotions humaines liées au visage tout proche, les deux sortes de sensations s’étoffent, s’enchantent l’une l’autre. La simultanéité des émotions abstraites et figuratives est irremplaçable. C’est la raison pour laquelle accroître le rôle de l’abstraction dans la sculpture et dans la peinture figurative offre encore des perspectives. Quel sera le retentissement des émotions plastiques pures, livrées à elles-mêmes, peut-on les personnaliser, seront-elles aussi gratifiantes que celles engendrées par la musique, là est la question.

8.          La musique nous enseigne que la diversité passe par la complexification la plus fine, une finesse à imaginer, dont il n’existe pas d’exemple. Il est nécessaire de miser sur le détail. Le détail, comme dans l’art figuratif, est une occasion de forme.

9.          Elle nous révèle les bénéfices d’une démarche combinatoire et les moyens de l’aborder. Il ne s’agit pas de développer une grammaire équivalente à la mise en place de la tonalité, de la gamme tempérée, de préciser des modes, car des différences interdisent de confondre les deux mondes sensoriels. Il s’agit de s’inspirer de principes efficaces.

10.       La musique combine des unités discrètes, de valeur presque égale, la composition est régie par le discontinu, lequel autorise le codage, la notation musicale qui permet la réalisation en deux temps, conception et interprétation, et par des personnes différentes. (En comparaison, le caractère discontinu de l’architecture encore accru autorise une collaboration dès la conception, la mise en œuvre requérant toutes sortes de savoir-faire très éloignés des compétences de l’auteur.)

11.        La peinture joue sur des surfaces inégales, aux contours nets ou estompés, sur des couleurs mélangées. L’influence d’un ton s’exerce d’une façon infinitésimale. Régie par le continu (de la surface et de la longueur d’onde), la création est individuelle du début jusqu’au terme.

12.       L’harmonie et la tonalité, qui sont des formes de géométrie, ont leur équivalent dans l’harmonie des couleurs et l’opposition chaud froid. Ici encore le continu implique une tout autre pression. Le pouvoir du jaune est comparable au mode majeur. Il peut être franc, graduel, distillé, réparti dans les mélanges les plus variés, il s’exerce à distance, est fonction de la quantité de surface, de sa répartition.

13.       Envisager l’abstraction dans ses données complexes permet à la fois la diversité et l’individualisation. Lorsque le choix se porte sur un grand nombre de composantes, celles-ci interfèrent obligatoirement avec des préférences individuelles qui orientent le jugement et les décisions. Le phénomène concerne aussi l’art figuratif.

14.       La peinture abstraite n'apporte pas d'emblée des contraintes comme la figuration, laquelle contient intrinsèquement un critère d'appréciation: la cohérence de la figure humaine, des articulations, le respect des signes voués à la communication des émotions. Néanmoins des critères existent, eux aussi liés à la biologie, au fonctionnement du cerveau. Outre les lois générales de l’abstraction, ressenties et appliquées depuis longtemps, des critères sont à découvrir qui joueront un rôle dans la mise en œuvre de la complexité.

15.       La précision, comme la mise en œuvre de détails, souvent dénigrée, est facteur de personnalisation puisqu’elle équivaut à précision de choix. On ne peut la confondre avec la sophistication ni avec la redondance, puisque elle évalue et établit aussi bien des rapports de masses, la densité, un degré de dissonance, que la monotonie et l’ennui.

16.       Le retard de la peinture abstraite par rapport à la musique est explicable : libérés de la quête de la ressemblance, les compositeurs purent s’atteler beaucoup plus tôt à l'invention pure. Ni obligation, ni tentation d'imiter la réalité, ni rejet de celle-ci, ces positions reflètent les soucis psychologiques qui, outre la difficulté à gérer le poids de l’héritage, orientent et paralysent la figuration, et ceci davantage en Europe depuis le XVIIe siècle, alors que la musique européenne, depuis cette même époque, chemine libre, sans déchirement, entièrement consacrée à son propre développement.

17.       Malgré cet avantage de la musique qui nous donne l'impression qu'elle est susceptible de se renouveler sans tourment, nous la voyons en crise. La difficulté à trouver de nouvelles mélodies est réelle car parmi les combinaisons de notes, en nombre presque infini, les belles mélodies sont en nombre restreint. Se rassurer en simplifiant et en estimant qu’une partie de l’infini est encore l’infini, est trompeur si on omet de tenir compte que pour les découvrir, il faut une infinité de temps. Le même phénomène s’applique à la peinture abstraite.

18.       Appartient au temps la possibilité de se confronter au connu pour trouver de l’inconnu, c’est-à-dire l’accessibilité de ce qui a été découvert et réalisé. Appartiennent au temps la succession particulière d’idées, nées d’autres idées et sources de nouvelles idées. Mais intemporelle la valeur universelle de ces idées (quand elle l’est) et donc leur usage, quels que soient l’époque et le lieu où elles ont été découvertes, car elles correspondent à des modes opératoires et à des critères d’appréciation de l’esprit et du cerveau. Tôt ou tard celui-ci s’en emparera.

19.       L’obligation de se positionner d’une façon ou d’une autre par rapport à la tradition (et plus généralement par rapport au connu) fait partie de la culture. Dès lors que la culture nous affranchit de toute obligation, la prétention à l’universel n’est plus qu’une action individuelle. Que vaut le jugement d’un individu lorsqu’il s’écarte de règles patiemment découvertes et établies, quand on voit par ailleurs que, si recopier est toujours plus facile qu’inventer, le laid comme le beau a été recopié partout.

20.       À ceux qui contesteront le droit de juger d’un individu, et afin d’éviter rapidement et brièvement tout malentendu, nous dirons seulement ceci : le jugement est indispensable à la création, la croyance en l’universalité de valeurs aussi, de plus elle est légitime, l’expérience le prouve, mais il devrait être entendu une fois pour toute qu’un individu, quelle que soit sa culture, ne peut que proposer. Jamais il ne peut prétendre avoir raison. Un artiste met en action quantité de jugements en vue d’un but : proposer sa version de l’universel.

21.       Quoique peu touchée par les problèmes philosophiques et moraux, l’abstraction n’est pas étanche à des affects tels que l’ostentation, le gigantisme, le dégoût, la banalité qui envahissent l’espace de sensations non valables et s’apparentent à des abus de pouvoir.

22.       On pourrait appeler figure abstraite une forme ou une configuration de formes solidaires bien identifiable et séduisante. Elle serait à la peinture abstraite ce que la mélodie est à la musique. Quoique l’unité de peinture ne soit pas discrète, une zone de couleur peut l’être. Un assemblage de surfaces, de contours, d’intensité, de mélanges peut être défini et reproduit. Sa complexité, sa précision ont valeur de singularité et même d’individualité tout comme celles d’une mélodie.

23.       Personne ne niera que la mélodie est précise, quelques notes à côté lui ôtent du charme ou de l’intérêt. En même temps, pourvu qu’on affirme la mélodie originale plusieurs fois, la déformer, l’interrompre, font partie du jeu économique du plaisir. Il en est de même pour la figure abstraite qui toutefois n’exige pas une aussi grande précision. On est porté à croire que la mélodie est trouvée d’un coup, or, les manuscrits le prouvent, elle a souvent été ajustée, améliorée. D’après Kenneth Gilbert, Bach n’arrêtait pas de modifier ses partitions. Pareillement, l’expérience montre qu’en investiguant on peut donner à des figures abstraites plus de cachet, d’élégance, de mystère. Il faut se contraindre à explorer.

24.       La figure abstraite et la mélodie ont beau être individuelles, elles n’expriment pas forcément une subjectivité. La satisfaction ne provient ni de son caractère unique ni de sentiments personnels mais de la réussite, il n’y a pas d’autre qualificatif, des heureux rapports de tons, de temps, de formes, de couleurs, de lumière. L’émotion n’est pas absente mais, ni liée à un objet ni à un être vivant, elle est ressentie pour elle–même, née des formes et liée à elles.

25.       Quoique essentielle, la mélodie ne suffit pas, ce serait se contenter de la simplicité de la chanson. Comme la composition musicale, la peinture doit entremêler un réseau à des configurations qui happent l’attention. Tout comme une fugue présente le thème, les voix décalées, le contresujet, un retournement du thème, une partie du thème, son étirement, tout comme une mélodie est déviée, distendue, découpée en tronçons, une configuration abstraite peut être réorientée, dilatée, amorcée, dispersée, produite dans d’autres couleurs, d’autres contrastes, un sous-ensemble peut rebondir, chevaucher un nouveau motif, ou l’englober, on peut passer d'un mouvement à un autre par des transitions, des figures intermédiaires, des pivots, exactement comme chez Beethoven, un accord ou une note répétée entraîne un changement de la tonalité ou le départ d'une nouvelle mélodie.

26.       L’envolée lumineuse des triangles dans Tension vers l’inaccessible (1986) nargue d'une façon ludique, impertinente et joyeuse, la masse brun violet directionnelle du triangle fondamental qui émerge des profondeurs obscures. Des triangles plus sombres en écho glissent dans le flanc, d’autres voix, losanges poursuivant les triangles et damiers de losanges, agitent le pourtour. La lumière vient de derrière, le clair-obscur contribue au mystère.

27.       Le rappel de figures semblables, même non géométriques, édifie une cohérence, ordonne, rythme et grise les sens. On dirait que la reconnaissance est source de plaisir ; elle crée un lien dans le désordre ; la forme inattendue et reconnue, camouflée, déformée et retrouvée, résonne et enchante le cerveau. Peut-on rapporter le plaisir de la tension connu-inconnu, ordre-désordre, à l’alternance sécurité-insécurité ? Souvenons-nous de l’interprétation par Freud du jeu de la bobine que l’enfant fait disparaître et apparaître. Il se peut que la maîtrise de l’insécurité, d’une importance vitale, participe à l’enchantement.

28.       Les masses, les poids, les déséquilibres sont perceptibles à deux dimensions et déclenchent des élancements nerveux d’ordres kinesthésiques. Quoique éprouvées avec moins de force que dans l’architecture, ces sensations s’intriquent aux émotions proprement picturales. On peut défier la pesanteur, inverser des masses, empiler des poids avec un équilibre précaire, on peut enchaîner des courbes, les nouer, créer des tourbillons, des spirales expansives, des pressions concentriques, des menaces, des libérations.

29.       Il faut des élans, des ruptures, des reprises, des emportements. Il faut de l'imprévu, des accentuations, des confirmations. Diriger les trajets, les interrompre, les reprendre ailleurs, en miroir. La couleur peut donner du mouvement indépendamment de la forme, lorsque par un trajet suffisamment jalonné, elle s’évade d’une forme et va dans une autre.

30.       Une clé de la complexité réside dans la surimpression. On peut superposer des mouvements comme les voix d'un quatuor vont leur chemin, s'imbriquent un instant, prennent leur distance, se doublent, alternent. Des trajets se croisent en des intersections grâce à la transparence de l’élément au-dessus, sur lesquelles démarre une autre série d’idées. Deux formes peuvent dessiner des intersections captivantes.

31.       La figure abstraite n’est pas aussi délimitée, aussi rassemblée, que la mélodie. Puisque le contenu d’un tableau ne se dévoile pas dans la durée, elle est intimement mêlée ou entrelacée à la composition. Elle peut ressortir d’un ensemble. Si elle est complexe elle se suffira à elle-même. Elle est, elle aussi, construite sur des bases semblables à la composition, car elle doit présenter variété, invention, cohérence, rythme, énergie, du semblable et du dissemblable, de l’extravagant et du régulier.

32.       La résonance entre des figures semblables ordonne le chaos, trop de ressemblance ennuie, il faut préserver du chaos, il est nécessaire : c'est l'impulsivité, l'énergie. Tout s'imbrique, des choix s'imposent, on aspire à des disharmonies au sein de l'harmonie.

33.       On dirait que les zones du cerveau réagissent et fonctionnent comme un orchestre : elles jouent isolément, s'accordent avec un sous-ensemble, se renvoient des messages, rejoignent un chœur massif, scandent, accentuent. Le chaos visuel déplait autant que la cacophonie car il n’y a aucune confirmation, aucun soutien, les réponses dispersées sans liens comptent pour rien, embrouillent, nuisent. L’on a souvent envie d’associer le beau au vrai. Le vrai peut-il au minimum être assimilé à cette réalité ou cette vie cérébrale ?

34.       La capacité d’intégrer la complexité vient aussi de l’exercice, un apprentissage de l’abstraction est nécessaire, la pratique développera et détaillera  des zones permettant de jouïr d’une appréhension plus fine.

35.       L'illusion joue un rôle dans la peinture abstraite. Il faut faire comme si les formes étaient réelles, comme si elles étaient importantes, afin de les soigner, les imaginer caressées par la lumière, les ombrer, leur donner du relief, les disposer entre d'autres figures.

36.       La géométrie permet des rebondissements, des enchaînements, par exemple un mouvement se termine sur le côté d'un triangle et repart sur un autre, ou une parallèle. On ne peut être indifférent au rôle que jouent la verticale et l'horizontale. Les parallèles exercent un attrait certain, leur pouvoir rythmique et décoratif très vivifiant leur donne une variété de rôles et d’interventions.

37.       Il faut des masses, des zones tranquilles et des accidents. À l'intérieur de masses décidées pour leurs rapports plastiques ou leur poids, on peut insérer des mouvements locaux, des zones de détails, des orientations qui, sans perturber la stabilité des masses lourdes, donnent des frémissements comme autant d'agents excitants.

38.       Aucune peinture n’a été réussie d’un coup. Toutes ont été recopiées après corrections, découpes, collages de papiers les uns sur les autres, une méthode pratique et rapide pour masquer et refaire des parties. Les œuvres les plus complexes ont connu cinq couches de papier, c’est le cas de la première, Tension vers l’inaccessible, qui a fait l’objet de plusieurs mois de recherches. Nous avons attendu de maîtriser suffisamment la technique de l’huile, quinze ans, avant d’en entreprendre la version à l’huile dont les dimensions sont celles du brouillon originel détruit.

39.       L’improvisation finit toujours par échouer. Cependant il en faut. Considérer la feuille de papier à l’avance comme un brouillon libère l’esprit et engendre plus de découvertes que le prestige du geste.

40.       Entre 1986 et 1990 l’effort de composition fut maximal car il fallait tester la comparaison avec la composition musicale.

41.       Cet effort qui dénote une méfiance de l’abstraction, une crainte de pauvreté, d’insuffisance, ne pouvait être maintenu, sous peine d’encombrer la vision. S’obstiner à faire tenir ensemble des figures qui ne s’accordent pas risquait de refouler d’autres idées qui réclamaient l’attention. Achever des tableaux plus simples dans des formats restreints a aussi un sens.

42.       Convention n’est pas règle. Il est évident que les musiciens peuvent renoncer aux conventions telles que le nombre et la longueur des mouvements, la suite des tempos, les reprises. Mais le refus systématique de la variation, du moindre rapport tonal, la préconisation des mélodies brèves (alors que les mélodies longues sont si rares), leur juxtaposition (alors que l'articulation est tout l'intérêt), l’injonction de ne pas répéter une note dans les douze premières, ne sont que transgressions stériles de l’acquis patiemment édifié. Le parallélisme en peinture est le n’importe quoi. Prokofiev n'est guère brimé par la tonalité. Inventif, souverain, il jubile et se joue de tout, il n'hésite pas. Ses mélodies d’une longueur étonnante subjuguent, parfaitement personnelles, uniques.

43.       Au cours des ans le cerveau emmagasine des expériences, des silhouettes symboliques, des types d’agencements, des principes. Un travail nouveau stimule ces répertoires, prêts à intervenir et à faire une suggestion. Leur disponibilité n’est toutefois pas automatiquement assurée, dessiner sommairement des idées est nécessaire pour s’en rappeler.

44.       Les grandes masses de fond peuvent apporter une force directionnelle, une pesanteur, un équilibre, une lourdeur instable. Mais la déterminer au départ peut bloquer et dissuader toute initiative par une sorte d’intimidation. La forme de cette masse sera en définitive déterminée par ce qu’on y ajoute. Il faut seulement savoir qu’on pourrait miser sur elle et attendre d’autres trouvailles avant de la déterminer.

45.       De bonnes idées peuvent rester longtemps en panne. Elles sont comme emprisonnées. Au lieu de s’obstiner à agencer des idées très différentes, mieux vaut les distribuer dans des tableaux séparés et attendre. Soit elles finiront par susciter des développements nouveaux, soit une modification mineure leur octroiera de se suffire à elles-mêmes, soit elles pourront devenir élément de suites de peintures.

46.       Agencer du semblable est plus aisé mais rapidement on constate que l’étendre amène la monotonie, il faut introduire du différent pour secouer, déséquilibrer. Le nouveau déconcerte, l’accompagner de variations permet d'assimiler, rend familier. Les pointes courbes de l’Esprit de l’Asie, au premier abord bizarres, s’intègrent dans une cadence qui les rend familières.

47.       Passer d’un type de composition à un autre a pour conséquence d’entretenir simultanément des registres différents de formes qui vont à notre insu se croiser en des combinaisons imprévues. L’observation du phénomène invite à jongler avec plusieurs sortes de registres, à les maintenir actifs afin de provoquer de telles rencontres.

48.       Il faut des tons vifs. La couleur saturée anime, réjouit, transporte. L‘écoline plus transparente que l’aquarelle classique incite à des compositions plus hardies. Est-ce un don de la luminosité ?

49.       La couleur domine, elle procure les émois. Mais dans le cadre d’une création, se fier au pouvoir des couleurs est insuffisant. Les agencer est le but. Or agencer des taches de couleurs reste un plaisir faible, indéterminé, vague. Il faut des motifs, des prétextes, à ces agencements : ce sont les formes. La forme satisfait l'exigence rationnelle. Les liaisons entre formes conduisent les émois, les dirigent, les précisent, les justifient.

50.       Il y a des effets de compensations entre le dessin et les couleurs. Un dessin compliqué demande peu de couleurs. La règle vaut pour le figuratif ; un dessin de Clouet se suffit en noir et blanc ; la complexité et la finesse des portraits à l’huile du XVIe siècle nous comblent, elles autorisent la modération des couleurs ; les Fauves ont misé sur l’effet inverse, les touches de couleurs en plein visage compensent la pauvreté des traits.

51.       On peut passer d'une harmonie de couleurs à une autre, comme en musique on passe d'une tonalité à une autre. Avantage dont la musique sérielle s'est privée puisqu'elle ne reconnaît pas la tonalité et instaure le règne du hasard. Au contraire quelle beauté recèle la dissonance en peinture comme dans la musique lorsqu’elle est émerge au sein de la tonalité ou de l’harmonie.

52.       Le glacis sur papier est du plus bel effet lorsqu’il couvre une surface qui a au préalable été peinte de motifs de deux couleurs, il dissout les bords et unifie les passages d’une couleur à l’autre. Les glacis permettent de chercher en corrigeant. Ils autorisent l’anticipation. On peut donner davantage de velouté aux miniatures, à des zones contigües et détaillées en prévoyant les glacis et les tons du dessous.

53.       Introduire des éclairages transfigure le tableau. La lumière procure des emportements, du merveilleux, même dans l'abstraction. Elle n’est pas évidente. Dans un monde abstrait, d’où viendrait la lumière, pourquoi serait-elle là ? Peu à peu, on s'aperçoit qu'il n'est pas obligatoire de la justifier. La lumière est un élément de la combinatoire. On y recourt parce que l’on veut de l’émerveillement, du mystère. On peut disposer des sources de lumières à volonté entre des motifs, derrière une figure et ravivant ses contours, comme on place fenêtres et bougies dans un tableau figuratif. Du fait qu’elle engendre du relief, il faut veiller à éviter des contresens qui risquent d’embrouiller.

54.       Tension n’est pas tristesse. Emportement n’est pas mélancolie. Une peinture abstraite peut-elle nous plonger dans des états d’âme poignants ? Il y a là un vrai défi non résolu.

55.       Des idées formelles sont induites par une variété d’incitations ; certaines relèvent de la vie symbolique, certaines proviennent d’autres domaines sensoriels, de constructions musicales ; mais toujours elles sont introduites par un élément de ressemblance. L’enchevêtrement des violons de Brahms s’est imprimé Nœuds et dénouements, les percussions de Bartok dans Staccato. Les chevauchements dans En suspens, Quatuor, Sensation psychique instillent des rythmes discrets à l’instar des profils décalés de fantassins dans les bas-reliefs antiques. Triangles affrontés ranime la tension de deux animaux qui s'écartent retournant la tête des boucles de ceinturon scythes, des poignées de vases crétois, du tétramorphe de la cathédrale de Chartres. La discontinuité des vitraux étoffe le « désir de cercle », cohérence suprême, équilibre en soi, dans Anneau, discontinuité, inspiré aussi des mandalas, du fond décoré des vases grecs. Le rapport entre les grandes surfaces nues d’une blancheur dorée et les magnifiques rosaces ouvragées dans les cathédrales romanes italiennes, entre leur flanc dépouillé et les longues arcatures raffinées haut perchées, d’un attrait envoûtant, plus généralement l’opposition plastique entre du vide et des zones de détails s’érige en principe majeur et trouve à s’excercer à de multiples reprises, notamment dans Composition héraldique et dans Pan k gris. Les toitures chinoises en ailes de faisan, les courbes élancées des toriis, les portiques japonais, les protubérances en demi navire des Colonnes rostrales de Saint-Pétersbourg se sont insinuées dans Esprit annonciateur et Esprit de l’Asie. Les miniatures persanes ont donné l’envie de décentrer un motif de la suite En descente, l’encadrant de bordures inégales.

56.       Le dynamisme chez Kandinsky est frappant. D'emblée le peintre russe a fondé l’abstraction sur une dimension essentielle. Il nous a ouvert la voie, choquant les formes, jouant des courbes, des trajets, d’accents. Mais il privilégie couleur et énergie aux dépens de la forme.

57.       L’usage de l’impulsif est difficile et délicat du fait qu’il ne supporte pas d’être corrigé. Il est contré par le souci de composer, neutralisé par le souci de la matière. Pour diverses raisons, en réaction à la neutralité de la géométrie ou à l’anonymat du minimalisme, le « geste » s’est imposé, a gagné son indépendance jusqu’à l’exagération, exposant son insuffisance. Informe et interchangeable, signe de l’impatience qui élude les problèmes et simplifie les jugements, il atteint vite ses limites et finalement demeure dans la banalité.

58.       L’abstraction peut essayer de renforcer la vitalité du trait, elle peut emprunter à la calligraphie, qu'elle soit arabe, chinoise, japonaise, indienne, un art de styliser des surfaces courbes, de conserver l’allure de premier jet. Il est possible de corriger l’improvisation, de recopier des mouvements, de superposer soigneusement des glacis sur les mêmes courbes ou coups de pinceaux, aussi irréguliers, aussi évanescents soient-ils, et ceci à l’huile plus encore qu’à l’encre. C’est une façon de résoudre le dilemme entre improvisation et composition, l’alliance de l’énergie et de l’invention.

59.       Calligraphie et frise peuvent se conjuguer dans le concept du linéaire animé. Des figures, des zones obliques, verticales, calmes peuvent être rompues par des enchaînements linéaires de motifs inédits et apparentés.

60.       Du signifiant peut s’insinuer au travers de traits à valeur symbolique. L’envergure largement déployée, signe d’attention, d’avertissement, de mise en garde, exerce son pouvoir dans Esprit annonciateur, Esprit protecteur. Les ailes libres que déploie l’Esprit vagabond lui donnent l’air effronté, d’où son titre. Les Esprits tutélaires, silhouettes évoquant le tronc et les membres de l’être humain, peuvent acquérir du caractère : souverain, gracile, animé d’une lourdeur tranquille ou d’une agitation frénétique. La Force qui s’ébroue à l’instar des êtres accroupis croassant et rebondissant dans la chorégraphie par Béjart du Sacre du printemps, tente de se libérer de l’enlisement. Des pointes, des lames, des courbures impeccables cinglent l’espace, nettes, volontaires, imperturbables ; décorées de couleurs vives et disciplinées, elles enchantent et deviennent la Hache cérémonielle. Des bucranes peuvent être soupçonnés dans Invocation barbare. De telles intrusions symboliques désignent des moyens pour intimider, subjuguer, évoquer le terrible.

61.       Composer à partir d'une figure emblématique pose les mêmes difficultés que pour une forme géométrique : comment accroître sa complexité sans la dénaturer ? Ces deux voies, la voie symbolique et la voie combinatoire paraissent incompatibles. Il est difficile de les intriquer l'une à l'autre parce que la forme symbolique ne supporte pas d'être perturbée. Lorsqu'elle est traversée ou entamée par des éléments, la silhouette évocatrice perd du pouvoir. Dans Célébration des esprits tutélaires (1992) les symboles dans leur intégralité  flottent au-dessus de la masse orchestrale anonyme en mouvement, un début de solution.

62.       Il faut consentir à renoncer à la force du contour, consentir à perdre quelque chose. On peut perturber le contour d’une façon à un endroit et autrement ailleurs. Ainsi répété différemment, le pouvoir de la silhouette se reconstitue, l'incertitude est mystérieuse, le fond participe. Dans la suite En descente, des esprits de vitalité entraînent des trajectoires, disloquent des obstacles, traversent trois fétiches sans rompre leur rythme ni entamer leur solidité vigilante.

63.       Comme un paysage au travers d’une fenêtre dans une scène d’intérieur figurative, constitue une rupture, on peut insérer dans une composition, un sous-espace dont les motifs seraient tout autres et indépendants. La coupure formelle est parfaitement assimilable car son sens est justifié rationnellement dans le tableau figuratif. La justification ne pourra qu’être formelle dans le tableau abstrait. On ne peut coller n’importe quoi mais on dispose de latitude ; puisque l’on joue sur la surprise, c’est le moment d’íntroduire une dissonance, la quantité de surface en décidera. La culture japonaise apprécie depuis plus de mille ans l’art d’apparier des couleurs subtiles et des motifs franchement différents dans les jeux des kimonos, ainsi qu’on peut le lire dans Le Dit de Gengi et le savourer sur les estampes.

64.       On peut varier le dosage des rapports entre le continu et le discontinu. L'usage du discontinu est pareil à celui de la dissonance, à petites doses il apporte des secousses, des ruptures vivifiantes. Quand il l'emporte, la cohésion interne disparaît. L'excès de rupture interdit la jouissance des rapports, atomise les sensations au point de les anéantir. Les sauts d’octaves, les trop grands écarts entre les notes dans la musique sérielle empêchent leur relation, les bonds éprouvés deviennent semblables car non identifiables. Le discontinu acquiert du sens lorsqu’il rompt momentanément ou ponctuellement un tissu de relations.

65.       Les dissonances entre sons rapprochés sont plus accessibles, elles ne perturbent pas une mélodie mais créent plutôt un foisonnement. Pareillement l’assemblage de multiples couleurs en petites surfaces tend vers l’impressionnisme, est plus aisé à assimiler.

66.       La ligne de contour est une manifestation du discontinu très plastique qui nous enchante dans l’art du moyen âge, dans la peinture du trecento, des icônes. La fermeté (même non soulignée) du contour dans la peinture du quattrocento est encore une abstraction en ce qu’elle renforce la densité des figures et leur contraste avec le paysage ou l'architecture. Cette problématique intervient dans la présence des figures abstraites qui doivent ressortir de l’ensemble. Mais l’on rencontre alors de nouvelles difficultés : plus elles ont du relief, plus elles risquent de se heurter. Les figures se heurteront d’autant plus violemment à d’autres formes qu’elles sont fermes et distinctes. Tandis que des taches « passent » plus facilement mais sont indifférentes. Le problème s’est posé dans la précision à donner aux  triangles, aux losanges, aux vagues courbes de Insondable.

67.       Le plaisir de l’abstraction pousse à l’extrême le goût de la transposition, de la marge d’écart entre le réel et l’inventé qu’on éprouve dans l’art figuratif. S’il provient de la rupture avec le réel, donne l’allégresse d’entrer dans un « autre monde » dans lequel on échappe à la réalité et dans lequel on vit librement, il exige toutefois « quelque chose » à vivre. L’abstraction n’est pas absence de contenu, la vouloir n’est pas s’abîmer dans le vide.

68.       La chance de l’abstraction est de bénéficier des progrès obtenus depuis cinquante ans dans la qualité des médium et pigments, des analyses scientifiques de la technique des Primitifs flamands. Parfaitement adaptée à une peinture abstraite prévue, préalablement composée, cette technique est aujourd’hui facilitée au point que toute contrainte  disparaît. Qu’un minimum de méthode reste nécessaire pour obtenir, la finesse, la transparence, l'épaisseur émaillée, cette qualité de matière qui a conquis toute l’Europe, qui peut le contester.

69.       Lorsque l’on se base sur un original à l’aquarelle, l’équivalence est impossible en raison notamment de la plus grande densité des pigments dans la peinture à l’huile, une différence majeure. D’infimes nuances de tons y sont de grandes conséquences alors qu’à l’aquarelle elles passent inaperçues. On ne peut plus abuser des couleurs pures, elles choquent et se détruisent mutuellement, tandis que la transparence de l’écoline les sauve, leur accorde une vigueur, une grâce ingénue. En surfaces réduites, séparées par des tons rompus, violets, bruns, gris, elles sont du meilleur effet, elles font la touche d'excitation, elles animent, réveillent, elles forcent l’attention.

70.       L’intensité picturale oblige aussi à atténuer la complexité du dessin par rapport au modèle sur papier. Ou à agrandir le tableau afin de rendre la complexité supportable. La version à l’huile de l’Insondable aurait pu être plus grande, la quantité d’information (nombreuses couleurs et précision des formes) est encore excessive par rapport à la quantité de surface. Tension vers l’inaccessible, peint à l’huile sur bois de 2001 à 2005 dans les dimensions les plus grandes encore maniables (dimensions qui étaient d’ailleurs celles de la peinture originelle sur papier de nombreuse fois corrigée et donc détruite) présente une densité équilibrée accessible dans son intégralité.

71.       L’huile est le domaine de la touche mélangée, chatoyante, translucide, que l’on peut maintenir à l’intérieur du contour, afin de conserver le pouvoir forme-couleur. Il faut privilégier les glacis translucides et réserver les transparents à des portions restreintes de surface. En superposant les glacis, on décide d'imbrications futures, d'interpénétrations qui font la richesse de la conception et la plénitude de la matière. Comme à l’aquarelle des glacis communs à des dessous contigus unifient les bords, fondent en une matière des sous-couches différentes.

72.       La complexité exige une surface suffisante et l’on bute tout le temps sur cet hiatus qu’une trop grande dimension en rend l’appréciation imparfaite ou incomplète. Un tableau est appréhendé avec alternance d’une vision distante et d’une vision rapprochée, d’une vision synthétique et d’une vision analytique. La hauteur ne peut excéder deux mètres si l’on veut dans une même expérience apprécier l’ensemble, les détails, savourer la matière.

73.       C’est la raison pour laquelle, plutôt que surcharger un seul tableau et trop l’agrandir en hauteur, on pourrait envisager des Suites de tableaux. Imposant une appréhension successive, l’étalement linéaire d’un thème,  d’idées similaires, de variations, de rebondissements, de contrastes, évite des chocs qu’il serait impossible de résoudre et permet aussi des retours en arrière afin de comprendre les relations entre les parties.

74.       L’idée de suite a mûri, a trouvé ses premières applications et s’est diversifiée avec l’arrivée de l’image numérique qui apporte des éléments nouveaux. La projection sur écran permet d’intensifier la sensation d’une peinture à l’eau par un réglage approprié de la luminosité et du contraste. La projection d‘images en haute ou très haute définition agrandies sur un  écran classique de cinéma est, elle aussi, susceptible d’accroître la sensation. Le déroulement d’images fixes devient possible. Il ne s’agit pas d’images animées, nous sommes loins du film abstrait qui hante la peinture abstraite depuis son origine.

75.       La Suite aux losanges, quarantes aquarelles de 30 cm x 40 cm, réalisées entre 2004 et 2007, tendait à produire un effet de canon et de polyphonie. Aux aquarelles réelles s’ajouta rapidement la possibilité de les combiner avec des images numériques composées à partir de détails des originaux afin de faire chanter des voix, d’attirer l’attention sur des parties, de multiplier des comparaisons, de recréer de nouvelles formes dérivées, pour finalement obtenir  une suite de centaines d’images numériques. D’abord présentée en 2007 au moyen de PowerPoint, cette suite en huit parties fut convertie en vidéo, présentant des rythmes à deux, trois ou quatre temps. Une séquence  expérimentale fait ballader un motif en zigzag sur quatre points de l’écran, à un rythme rapide, chaque image étant présentée une seconde. D’une durée de 39 minutes, la vidéo comporte environ six cents images virtuelles (exposées de une à quatre secondes) pour quarante aquarelles réelles. Une version (inachevée) en haute définition offre d’autres perspectives, les images étant suffisamment grandes pour supporter des compositions doubles, le haut dévolu aux mélodies, le bas réservé à une sorte de basse continue, une voix chatoyante moins individualisée.

76.       Nous ne nous étendrons ici pas sur les images numériques et les vidéos et mentionnerons seulement des effets en retour sur la peinture. Une fois le concept de suite adopté, après la composition de quelques séries d’images à partir de détails de peintures réelles (images numérisées au format 720 x 576 pixels et 1920 x 1080 pixels), un changement de direction s’imposa vers 2012. Il fallait diminuer le ratio d’images composées et augmenter la quantité d’aquarelles réelles, celles-ci pouvant être de dimensions réduites au format A4 (20 cm x 30 cm) voire A5 (15 cm x 20 cm). Cette solution permettait de conserver l’acte de peindre classique, la création parfaitement autonome avec toutes ses nuances, tout en gagnant du temps de labeur artisanal. Dans cette optique, les peintures sur papier sont considérées comme des ektachromes originaux. Non destinées à être exposées, elles peuvent être parfaitement conservées à l’abri de la lumière. Un grand nombre de peintures a été ainsi réalisé sous l’incitation de peintures anciennes en vue de constituer des ensembles apparentés. Un tel travail peut rester inachevé, être poursuivi au gré de l’inspiration, plusieurs ensembles pouvant être menés en parallèle.

77.       Une façon de créer qui met en exergue le principe même de l’association d’idées et le stimule. Décortiquer des éléments d’une aquarelle multiplie les possibilités d’associations, d’articulations, d’invention.

78.       Le principe de l’étalage successif d’idées formelles apparentées, réactives, induites les unes par les autres, devient une composante de l’oeuvre. Compter sur une lecture échelonnée facilite le travail de mise en relation. Certains tableaux auront une grande cohérence, d’autres l’acquéreront par leur voisinage, par la présence d’un thème développé avant ou plus loin. Les confrontations impossibles à résoudre peuvent être évitées car les relations restent partielles et progressive. Des trouvailles pourront se détacher des thèmes originaux au point d’inspirer de nouvelles suites de peintures.

79.       Enfin  les résultats obtenus par cette conception temporelle et la pratique de l’aquarelle sur petit format suscitèrent une dernière orientation. La composition de suites plus courtes, moins de dix tableaux de format plus grand (mais pas de mêmes dimensions) à exposer dans un ordre voulu. Ici chaque tableau gagne en complexité par rapport aux peintures de format A4, sans excès toutefois. L’appréhension est aisée et polyvalente, chaque tableau se suffit à soi-même mais gagne en intérêt au voisinage d’un thème développé plus loin ou amorcé plus tôt. La lecture s’enrichit de surprises, d’essais de dénouer l’intrigue, elle peut revenir en arrière, découvrir des amorces, compléter une configuration par la vue d’une variante reliée autrement, éprouver un rythme, reconnaître des parentés dans d’autres harmonies de couleurs. L’appréhension de l’œuvre est modifiée, elle devient composite. La vision analytique égale la vision synthétique.